C’est un lieu commun de le dire mais notre intériorité est travaillée par deux forces bel et bien distinctes. D’une part, il y a en nous tout ce qui est émotionnel, passionnel, sentimental et d’autre part, tout ce qui relève de l’intelligence, du raisonnement, de la logique.
Les uns sont plutôt attirés par ce qui s’adresse à leur sensibilité, les artistes par exemple, tandis que les autres se situent d’emblée dans le domaine de la rationnalité. Dans le meilleur des cas, ces deux aspects de nous-mêmes s’harmonisent mais, le plus souvent, malheureusement, le divorce éclate entre elles. D’où la fameuse phrase de Blaise Pascal, «le cur a ses raisons que la raison ne connaît pas.»
Cette opposition entre le coeur et la raison se vérifie chez les individus en particulier mais aussi et surtout à l’échelle de l’histoire des idées. Pascal, justement, s’oppose évidemment à Descartes. Avant eux, Rabelais, tout en faisant preuve d’une grande intelligence et d’une érudition impressionnante, a entrepris d’humilier la raison au nom d’une jovialité sans précedent laissant toute sa place à la sensibilité. A l’inverse, en quelque sorte, l’uvre d’un Sade exaltant la part obscure et perverse de notre sensibilité, est considéré par certains comme une réaction au rationnalisme des Lumières. Bref, le cur et la raison ne font pas bon ménage. D’ailleurs, toutes les uvres littéraires évoquent-elles autre chose que ce conflit ?
Aujourd’hui encore, l’homme est tiraillé entre son désir de connaître, de savoir et sa soif de sentir, de ressentir, d’éprouver des émotions. Ce tiraillement aboutit souvent soit au rejet de la raison au profit du cur, soit à l’étouffement du cur au profit de la raison. Dans le premier cas, l’esprit critique mène au relativisme et à la remise en cause systématique de toute chose acquise. Dans le deuxième cas, c’est la sensibilité qui s’interdit toute réflexion et toute prise de distance, étrangère, par définition, à une certaine forme d’authenticité, pour ne pas dire de Vérité. Il va sans dire que le domaine religieux n’échappe pas à cela.
L’actualité religieuse du moment est significative à cet égard. Les deux événements majeurs qui font parler d’eux sont le film de Mel Gibson et l’émission proposée par Arte sur les Origines du christianisme. Certains n’ont de cesse d’opposer les deux démarches. Et pour cause, d’un côté c’est l’affect qui est sollicité par des images violentes et profondément marquantes, sans qu’aucun écran puisse être interposé entre soi et la réalité évoquée. De l’autre côté, toujours au sujet du christianisme et de ses fondements, c’est l’intellect qui est interpellé. L’une et l’autre de ces productions culturelles comportent le pire et le meilleur.
Autant le film de Mel Gibson satisfait les besoins légitimes de notre imagination en fournissant des émotions fortes qui font des Evangiles un récit vivant qui nous transperce littéralement le cur, autant la surchage affective et l’excès (voulu) de violence bloque-t-elle notre intelligence sous l’effet d’une sorte de traumatisme indépassable. De même, l’émission d’Arte aiguise notre curiosité en nous initiant à la richesse des textes bibliques et à l’Amour des Ecritures mais sans être capable de nous faire entrer dans l’intimité d’une Parole qui nous vient de Quelqu’un.
Heureusement, une solution existe pour réconcilier le cur et la raison face à Dieu. L’Eglise a inventé des lieux, des gestes et des paroles qui permettent à l’intelligence et à la sensibilité déchirées de l’homme de se rencontrer. C’est ce qu’on appelle la Liturgie. Par elle, nous pouvons accéder à la totalité du Mystère du Christ qui se donne sans s’imposer en s’adressant à l’intimité de notre intimité, à notre jardin clos, qui se tient bien loin de nos conflits intérieurs : l’âme. Mais là, il faut se taire car, si on visionne un film ou une émission, la Liturgie se vit, quant à elle, au-delà des rumeurs et des effets d’annonce.